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La Prima Neve: le réel au croisement des cultures, entretien avec Andrea Segre

L’Observatoire de la Diversité Culturelle, en collaboration avec Olivier Favier, vous propose de découvrir le parcours d’un des réalisateurs les plus singuliers de la péninsule italienne dont nous aurons le plaisir de projeter le dernier film « la prima neve » le jeudi 3 avril à 20 h au cinéma Étoile-Lilas. 

À 38 ans, le sociologue Andrea Segre est déjà un cinéaste reconnu. Certains de ses documentaires ont fait l’objet d’une diffusion internationale, et le grand public l’a découvert en France avec sa première fiction, La petite Venise, sortie en salle en juin 2012.

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La prima neve (Italie – 2013). Affiche de Marco Lovisatti.

Olivier Favier: Vous commencez votre parcours de documentariste en 1998, à l’âge de 22 ans, par un film sur une communauté aujourd’hui au cœur des discours racistes dans l’Europe tout entière: Lo sterminio dei popoli zingari [L’extermination des peuples tsiganes]. Durant ces années, vous étudiez la sociologie de la communication à l’Université de Bologne. Un double parcours cohérent qui demande cependant une grande énergie. Comment ce deux carrières se sont-elles nourries et éclairées mutuellement?

Andrea Segre: Ma professeure de Sociologie de la Communication m’a dit un jour: « Si dans la vie tu trouves un moyen de raconter le monde à la manière dont le faisait Balzac, alors tu peux arrêter d’être sociologue. Sinon, continue. » C’est ainsi que j’ai essayé de développer ma propre narration (pas au niveau de Balzac bien sûr) en sachant que si je ne la trouvais pas, je serais sociologue. Par chance je l’ai trouvée. Mais par chance aussi j’ai étudié la sociologie, et non le cinéma. Le monde du cinéma est pire probablement que le monde universitaire.

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Come un uomo sulla terra (Italie – 2008) [comme un homme sur la terre], un film d’Andrea Segre et Dagmawi Yimer, avec la collaboration de Riccardo Biadene. Affiche de Marco Lovisatti.

Olivier Favier: Une dizaine d’années plus tard, deux documentaires obtiennent un grand succès: Come un uomo sulla terra [Comme un homme sur la terre] (2008), qui raconte le long voyage des migrants de la Corne de l’Afrique vers l’Italie, et Il sangue verde [Le sang vert] (2010) qui reconstruit presque à chaud les événements et les violences de Rosarno (province de Reggio Calabria) de janvier 2010. Le chemin suivi est clair. Votre travail couvre une partie importante du monde, de l’Afrique au sud de l’Europe, et qu’il s’intéresse à un fait divers ou qu’il choisisse l’exploration mémorielle, la confrontation entre passée et présent, ou encore les traditions musicales, il s’agit toujours pour vous de réfléchir sur une donnée fondamentale de notre époque: la migration et la nécessité de penser les diversités culturelles. Comment définiriez-vous le fil rouge de votre recherche et de votre pensée?

 Andrea Segre: Globalement, le point de départ a été le désir profond et humain de relativiser mon point de vue. Naître dans une province de l’Europe riche et confortable est une condamnation qui peut conduire à mener une vie monocorde et immobile. Éviter ce destin a été pour moi une nécessité. Puis j’ai transformé tout cela en engagement public, en communication, afin de raconter à mon monde d’autres points de vue, capables de remettre en question les convictions et les protections que la plupart d’entre nous se sont données pour ne pas vivre les défis complexes de la société globale et pour préserver ses privilèges confortables. Dans ce parcours les laboratoires de vidéo participative et le cinéma documentaire ont été les écoles de formation de mon langage.

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Indebito (Italie – 2013), un film d’Andrea Segre (co-écrit avec Vinicio Capossella). Affiche de Marco Lovisatti.

Olivier Favier: Votre avant-dernier documentaire, réalisé avec Stefano Liberti, est lui aussi lié à l’actualité, il raconte l’histoire des migrants d’Afrique subsaharienne, renvoyés par la marine militaire italienne dans une Libye où en 2011 éclate une guerre civile bientôt suivie d’interventions internationales. Dans ce travail, j’ai été frappé par le rapport que vous établissez entre le paysage totalement provisoire des camps de réfugiés et la vie suspendue des personnes qui y vivent. Ce sens du paysage se retrouve dans vos deux premiers films de fiction,Io sono Li [La petite Venise] et La prima neve [La première neige]. Comment reconstruit-on une identité à travers le lien que quelqu’un crée avec la nature, le milieu?

Andrea Segre: Mon cinéma étant né du désir / besoin d’échapper à mon territoire natal, il s’est développé à travers la fréquentation d’autres territoires. L’expérience physique est à la base de mon cinéma. Puis, comme cela se produit souvent, j’ai décidé de revenir « presque » à la maison, en tournant La petite Venise dans la région natale de ma mère, même si la lagune de Chioggia est un espace social radicalement différent de la ville de Padoue et même si j’en ai confié le récit à un regard radicalement différent de celui de ma mère. Pour faire un film, je dois vivre mon rapport physique avec un territoire, en sentir la chaleur, le froideur, le vent, le silence, le bruit, reconnaître l’impact émotionnel de son existence sur la mienne. Puis je commence à tourner.

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Mare chiuso (Italie -2012), un film d’Andrea Segre et Stefano Liberti. Affiche de Marco Lovisatti.

Olivier Favier: Avec La petite Venise, vous êtes donc revenu dans votre région d’origine, la Vénétie. La prima neve explore une région voisine, le Haut-Adige, lui aussi marqué par la diversité culturelle. Le Haut-Adige est l’une des deux régions, avec la Vallée d’Aoste, à porter un double nom, italien et allemand dans ce cas: on l’appelle aussi Südtirol. Dans La prima neve, Dani, le personnage principal est togolais. Il parle français et rêve d’aller à Paris. Dans la région où il s’est établi, on parle italien et un dialecte germanique. Paradoxalement, dans une région en apparence reculée du nord-est de l’Italie, la vallée des Mocheni, se croisent ainsi pas moins de quatre cultures diverses. Que vouliez-vous faire comprendre à travers ce choix?

Andrea Segre: Que les lieux de minorité et de frontière sont les plus à même de restituer des significations denses, y compris pour les majorités et les centres.

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Io sono Li [La petite Venise] (Italie, 2011). Affiche de Marco Lovisatti.

Olivier Favier: Un autre thème de La prima neve est celui de la résilience. Dani a perdu sa femme au large de Lampedusa. Il se retrouve avec une fille qu’il a quelque difficulté à élever. Plus on avance dans le film, plus on comprend qu’il ne porte pas seulement sur une expérience spécifique -la migration- mais sur une expérience universelle: le deuil. Le deuil assume dans ce film le même rôle que la maternité dans La petite Venise: dans ce dernier, le personnage principal, serveuse et ouvrière à Chioggia, vivait dans l’attente de pouvoir faire venir son fils, confié à son grand-père en Chine. Est-ce un privilège de la fiction que de retrouver l’universalité dans l’expérience de l’autre?

 Andrea Segre: J’ai travaillé pendant des années à faire en sorte que les personnages de mes documentaires deviennent des individus et non des catégories (John Dag, Fikirte, Neda, Sara, Stefano, Lorenzo et non des Africains, des immigrés, des réfugiés, des femmes, des habitantes des faubourgs de Rome ou des gens de la Vénétie), avec la conviction que non seulement cela leur permettrait d’être plus libres et respectés, mais que cela me permettrait aussi de faire du cinéma et non du reportage. Quand j’ai eu la sensation d’y être en partie parvenu (l’expérimentation se poursuit aussi dans le documentaire), alors je me suis dit que je pouvais essayer de créer avec l’écriture (contaminée par la réalité) des personnages de cinéma qui seraient d’emblée des individus capables d’aller au-delà des catégories et de devenir ainsi universels. C’est comme si (et ici je suis influencé par ma formation de sociologue) j’étais partie de la déstructuration de catégories généralisantes et trop étouffantes pour essayer d’arriver à des personnages universels à travers la découverte de l’individu. Si je m’en étais tenu aux catégories, j’aurais été sociologue, si je m’en étais tenu à l’individu, j’aurais fait du cinéma pour faire du cinéma. De cette manière j’espère faire du cinéma social, que nous éviterons cependant d’appeler ainsi (c’est une définition que le monde du cinéma tend à utiliser pour ghettoïser un « certain cinéma engagé »). Appelons-le « cinéma dans le réel ».

Séance spéciale de La prima neveau cinéma Étoile-Lilas, jeudi 4 avril 2014 à 20h. Dans le cadre du festival Terra di cinema, projection suivie d’un débat organisé par l’Observatoire de la diversité culturelle avec David Gakunzi, écrivain et directeur de l’IREA-Maison de l’Afrique et Marc-Emmanuel Soriano, auteur de la pièce Ceux qui veulent traverser.

Pour aller plus loin:

Par Olivier Favier sur son site internet on ne dormira jamais

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