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Emmanuelle, ma soeur

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Oh ! Ma sœur, mon amour.

La seule chose qui me reste de toi, le seul support auquel me nourrir pour ne pas te perdre, c’est cette photo que prit un jour peut-être un de tes amants, qui sait, un de ces jeunes gens à panama qui te suivaient partout, cour de jeunes coqs aux convictions d’autant plus fermes qu’ils n’avaient rien connu encore de la vie, vieillards déjà qu’on devinait derrière les fines moustaches de l’époque, engoncés dans leurs certitudes, morts vivants et qui mourraient sans avoir rien compris.

Tu as déjà cet air sous lequel on devine qu’un autre monde t’attend et que tu n’éterniseras pas ton séjour dans le nôtre, Dans ton regard cette détresse, cette infinie tristesse qui laisse deux grands plis d’amertume rejoindre ta bouche grande et ferme, ta bouche que n’a pas encore gagné tout à fait le renoncement à ce monde. Ta bouche sur laquelle se dessine la sensualité et le bonheur qui auraient pu être les tiens. Ta bouche où, mon amour, je ne te l’ai jamais dit, je rêvais de poser mes lèvres. Rappelle-toi, quelquefois dans nos jeux d’enfant, je faisais semblant de souffrir d’une chute ou d’un coup, pour que, ô bonheur suprême, ta bouche de grande sœur vienne effleurer la blessure et gentiment, en soufflant, tu disais : voilà, c’est guéri !

J’avais sept ans, tu en avais seize. J’étais amoureux de toi et tu ne le savais pas. Dans la grande maison où jouaient tous nos frères et nos soeurs, et nos cousins, je te cherchais parfois à l’heure de la sieste quand, dans les chambres fraîches, les volets clos, nous étions étendus là où nous avait rejoint le grand accablement des midis de feux solaires.

J’essayais doucement de surprendre ton sommeil et quand tu chassais, endormie a demi, une mouche obsédante, je sursautais et m’en allais doucement à reculons rejoindre la chambre où dormaient nos deux frères.

Emmanuelle, Emmanuelle, disait mon père à la table familiale, et tu te tournais distraitement vers lui, Emmanuelle, je voudrais que tu sois un peu moins rêveuse, mon enfant. C’est bien beau d’écrire de la poésie, mais tu ne pourras pas en vivre, tu le sais. Il faudrait penser à ton avenir. A te marier peut-être.

Et tu répondais, Papa, vous savez bien que je ne saurai jamais jouer à la dame et que ce rôle sera bien mieux tenu par mes sœurs. Laissez-moi vivre, papa, ma poésie et mes écrits, ce bonheur dont vous ne sauriez me priver si vous m’aimez un peu.

Notre père finissait par acquiescer et se tournait vers ma mère avec un soupir d’impuissance, d’un air de dire tu vois, j’ai fait tout ce que j’ai pu, et l’on passait à autre chose.

Emmanuelle, mon amour, j’ai vu quand a commencé à te gagner cette drôle de langueur dans la démarche. Comme tu étais pâle et pourtant fiévreuse toujours, avec ces deux petites taches roses sur le haut des pommettes. Quelquefois tu venais nous rejoindre sur les balançoires, et par jeu tu te balançais un peu, mais souvent les quintes de toux te forçaient à t’arrêter, et tu me souriais après, derrière le mouchoir de baptiste, en disant Momo, t’inquiète pas et fais pas cette tête là, je ne vais pas mourir.

Quand ils nous ont fait monter dans la chambre pour un dernier adieu, tu reposais dans ton cercueil et papa n’en pouvait plus de se tenir droit et maman sanglotait et nous étions tous, nous les enfants, fascinés par ton visage où se jouait un vague sourire qui a décuplé ma rage, car j’ai pensé que même l’amour que je te portais n’avait pas réussi à te retenir parmi nous. Je t’en ai voulu à mort et d’ailleurs, tu l’étais morte, et j’étais orphelin avec tous mes autres frères et sœurs et papa et maman.

Tu avais publié déjà plusieurs poèmes dans une revue et ta mort les a remis à la mode. Un journaliste est venu de Paris et il a été très bien, très discret, très compréhensif. Il a fait un papier et nous avons reçu les épreuves de l’article qu’il te consacrait.

Emmanuelle, ma sœur, mon aimée, mon amour, je garde sur moi cette photo et je me persuade que déjà, là, tu me dis je vais bientôt partir petit frère, ne sois pas triste, porte bien le nom des Chabot, sois en digne.

Je siffle mon chien. Sur ta tombe, ton nom simplement : Emmanuelle Chabot, et deux dates : 1915 – 1935.

Texte publié le 24 février 2010 dans le cadre des publications de l’Atelier de création créative

Par Michèle Urbanek.

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